« On est le triste reflet de l’effondrement de la psychiatrie » : dans les Flandres, un établissement de santé mentale en voie de « démantèlement » # Le Monde du 13 sept. 2021

L’EPSM à Bailleul, dans le Nord, est contraint de transférer soixante-dix lits faute de psychiatres et d’internes. Une situation mortifère, loin d’être unique. Un article de Laurie Moniez, correspondante du Monde à Lille / photographie de Pascal Bonnière PQR – La Voix du Nord.

 

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L’enterrement symbolique de la psychiatrie publique française est en marche. Les croix en bois plantées dans le sol de l’entrée de l’établissement public de santé mentale (EPSM) des Flandres, à Bailleul (Nord), illustrent depuis quelques mois le combat d’une partie des 1 200 agents hospitaliers contre le transfert annoncé de 70 lits de psychiatrie vers l’EPSM d’Armentières, à 15 kilomètres de là. « Bailleul va être amputée d’une partie de son histoire faute de psychiatres et d’internes en nombre suffisant, dénonce Nicolas Lefebvre, président du conseil de surveillance depuis 2015, et adjoint au maire de Bailleul. On est le triste reflet de l’effondrement de la psychiatrie publique en France. »

Dans le Nord, comme partout en France, de Caen au Puy-en-Velay en passant par Allonnes (Sarthe), la pénurie de psychiatres est devenue telle que des établissements de santé sont contraints de fermer des lits ou de fusionner pour assurer un minimum de garanties de soins aux patients. « Même à Paris, à Sainte-Anne, ils ont du mal à recruter, explique le docteur Christian Müller, président de la Conférence des présidents de commission médicale d’établissement (CME) des centres hospitaliers spécialisés (CHS) en psychiatrie. La situation est particulièrement préoccupante et ce qu’il se passe à Bailleul est emblématique de la psychiatrie nationale. »

Recrutements quasi impossibles

A Bailleul, aux pieds des monts des Flandres, celui que les habitants appellent encore parfois « l’asile » est une institution sur le territoire. Une ville dans la ville qui a compté jusqu’à 2 000 patients. Depuis cent soixante ans, un immense parc et une partie de la trentaine de pavillons étalés sur 35 hectares accueillent les malades. Au fil des années, la situation n’a cessé de se dégrader dans ce centre hospitalier spécialisé qui assure les soins en santé mentale des habitants de la Flandre intérieure et du littoral. « Le fond du problème, c’est que nous n’avons pas de médecins et que l’on n’arrive pas à recruter », résume Valérie Bénéat-Marlier, la directrice générale des EPSM Lille-Métropole et des Flandres.

Problème de démographie médicale, le nombre annuel de psychiatres formés a été divisé par cinq au milieu des années 1980. La crise est sans précédent, avec près de 30 % des postes de praticiens vacants en France. « A Bordeaux, par exemple, il y a une nette tendance à la demande de prolongation d’activité des plus de 65 ans pour pallier ce manque », explique Christian Müller.

Parallèlement, la psychiatrie ne séduit plus les étudiants en médecine. Comme à Bailleul, de nombreux postes d’internes ne sont pas pourvus en France. « C’est une des spécialités les moins choisies, regrette le docteur Eric Salomé, président de la CME de l’EPSM des Flandres. Il y a un problème d’attractivité. Et pourtant, on essaie de changer la représentation du métier auprès des jeunes. » Le niveau de salaires et la détérioration des conditions de travail dans des équipes de plus en plus exsangues n’aident pas à susciter des vocations.

« Chez nous, la baisse du nombre d’internes a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, témoigne le docteur Eric Salomé. Quand on est moins nombreux dans un service, il y a un effet boule de neige, avec un nombre de gardes qui augmente et une charge de travail qui s’accroît. » Chaque jour, ce pédopsychiatre de 61 ans reçoit deux ou trois annonces pour lui proposer de travailler moins pour un salaire plus conséquent, parfois sans aucune garde. Des propositions issues du privé mais aussi d’établissements publics. « La concurrence est désormais sur les conditions de travail et sur les finances, dit-il. Moi, je reste à l’EPSM des Flandres, car je travaille avec des équipes qui me donnent envie, parce que mon travail est plus intéressant ici qu’ailleurs et que les projets sont passionnants. »

Fermeture d’une ligne de garde

Mais d’autres ont préféré partir. En février, la direction de l’EPSM des Flandres a été contrainte de fermer une ligne de garde. « Notre vocation est d’assurer des soins de qualité, mais ce grave déficit médical nous oblige à modifier notre organisation », explique Valérie Bénéat-Marlier. En quelques mois, la direction a dû faire face à l’annonce du départ de trois de ses six praticiens hospitaliers. « Au 1er janvier 2022, je n’aurai plus que trois psychiatres pour deux secteurs, et encore, il y en a une qui partira en congé maternité », précise la directrice, qui a même fait appel à un chasseur de têtes pour recruter.

Dès son arrivée, en 2017, Valérie Bénéat-Marlier a pris d’importantes décisions pour faire face au déficit de près d’un million d’euros. « Désormais, on a les moyens de recruter correctement, dit-elle. On a une situation budgétaire saine, des projets innovants, mais sauf à vouloir tuer le service public psychiatrique, il faut corriger les écarts de rémunération entre public et privé. » La directrice, comme les syndicats, réclame aussi une répartition plus juste des internes, car depuis la réforme du troisième cycle de 2017, la majorité d’entre eux sont affectés au CHU de Lille. L’Agence régionale de santé des Hauts-de-France, à Lille, reconnaît que « la baisse du nombre d’internes dans cet établissement peut s’expliquer par une modification des maquettes d’internat intervenue en 2017, avec pour conséquence d’augmenter le nombre de stages au profit des CHU. »

En attendant, c’est devant les locaux lillois de l’ARS que syndicats (CFTC, CGT, FO, SUD, UNSA) et élus locaux manifesteront le 16 septembre pour dire « non au démantèlement de l’EPSM de Bailleul et à la relocalisation de 70 lits de psychiatrie adulte sur le site de l’EPSM d’Armentières ». « Cette délocalisation aura des impacts catastrophiques pour les patients de la Flandre intérieure, estime Laëtitia Declercq (CGT), au nom de l’intersyndicale. Ils seront pris en charge loin de leur domicile, ce qui est à l’opposé de la politique de secteur. »

Dans un contexte sanitaire qui a durement mis à l’épreuve la santé mentale des Français, Emmanuel Macron avait annoncé en janvier la tenue d’Assises de la santé mentale et de la psychiatrie. La restitution de la consultation nationale ouverte en ligne depuis mai est prévue fin septembre. « Avec les Assises, il y aura sûrement des effets d’annonce, mais on a besoin d’une loi-cadre, de quelque chose d’ambitieux », insiste le président de la Conférence des présidents de commission médicale d’établissement (CME) des centres hospitaliers spécialisés (CHS) en psychiatrie.

Depuis sa rencontre avec le ministre de la santé, le 14 juin, pendant laquelle le praticien lillois a détaillé l’épuisement des équipes médicales en psychiatrie, la situation n’a cessé de se dégrader. « La question de l’accès aux soins n’est plus une réalité en France, estime Christian Müller. Dès 2018, nous avions alerté le ministère pour dire que la psychiatrie était en état d’urgence républicaine. C’est une catastrophe annoncée. »

 

Publié le 22 septembre 2021 à 16:10