Chez les étudiants en médecine, la psychiatrie plus délaissée que jamais – un article d’Alice RAYBAU  # « le Monde » du 16/06/2021

Desservie par de multiples préjugés et sous-dotée, la spécialité est de moins en moins attractive pour les futurs internes, qui passent leurs épreuves classantes depuis lundi 14 juin.

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Parmi les étudiants en médecine, la psychiatrie n’a jamais attiré les foules. Mais depuis quelques années, et malgré des besoins en hausse dans la population, la crise des vocations s’aggrave. Cette année, les postes d’internes seront-ils pourvus ? Les acteurs de terrain ont les yeux rivés sur les Epreuves nationales classantes (ECN), dites de « l’internat », qui ont commencé lundi 14 juin. C’est à l’issue de celles-ci que les étudiants en sixième année de médecine formuleront leurs choix de spécialisation.

En psychiatrie, le tournant date de 2012, année où la spécialité ne parvient plus à remplir l’ensemble de ses postes d’internes, avec 4 % des offres non pourvues en moyenne. Mais les deux dernières années ont été particulièrement noires : en 2019, 17 % des places d’internes en psychiatrie sont restées vacantes, 11 % en 2020. « Tout le monde a pris conscience que la situation est préoccupante », reconnaît Patrice Diot, qui préside la conférence des doyens de facultés de médecine. « Les chiffres sont alarmants et nous interrogent sur les raisons de ce désamour et sur ses conséquences en termes de démographie médicale », remarque Marine Gilsanz, présidente de l’Association française fédérative des étudiants en psychiatrie (Affep).

Ainsi, dans les hôpitaux de Dijon et sa périphérie, seulement cinq places d’internes en psychiatrie sur les quinze ouvertes ont été pourvues. « Pour le moment, on tient, affirme Matthieu Guillaume, interne de 26 ans dans la cité des Ducs, qui a embrassé cette spécialité, inspiré par sa mère psychiatre. Mais si cela se poursuit l’an prochain, cela va devenir très compliqué et ce sera délétère pour la population de Bourgogne. » Moins d’internes, et c’est tout le fonctionnement d’un service qui est grippé : ces étudiants, même s’ils sont toujours en formation, se trouvent souvent en première ligne dans l’accueil des patients. Ce sont surtout des perspectives qui se bouchent quant à la capacité de renouveler les équipes médicales.

« Chevillée au monde social »

Dans ce contexte, l’Affep, l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf) et l’Association des jeunes psychiatres et jeunes addictologues (AJPJA) ont lancé l’opération #Choisirpsychiatrie, et lancé une étude sur les déterminants de cette baisse d’attractivité. Avant les Assises de la santé mentale qui, promises d’ici à l’été, ont été reportées en septembre, il s’agit aussi de « poser frontalement la question de l’avenir de notre spécialité », explique la présidente de l’AJPJA, Déborah Sebbane.

La psychiatrie a longtemps tenu une place à part dans le paysage hospitalier, au carrefour des sciences humaines et des sciences dures. « Dans le corps médical, elle est peu valorisée par rapport à d’autres spécialités de haute technicité, jugées plus nobles, observe Isabelle Secret-Bobolakis, secrétaire générale de la Fédération française de psychiatrie. Nos soins se tiennent la plupart du temps sur du long cours : c’est moins spectaculaire qu’un plateau de chirurgie. »

« Nous sommes ceux qui parlent à l’oreille des patients et non ceux qui les découpent en tranches », ironise Cyrille Guillaumont, chef du pôle de psychiatrie générale à l’hôpital Pinel à Amiens. « La psychiatrie est le soin de la psyché, moins limpide que ne l’est un œil par exemple, et constamment chevillée à un monde social très mouvant », ajoute François Boyer, chef de service de pédopsychiatrie au centre hospitalier Camille-Claudel d’Angoulême.

« On me dit que je ne suis pas médecin »

Méconnue des étudiants, qui ont peu d’occasions de passer dans les services psychiatriques, la spécialité est desservie par divers préjugés. Ceux-ci « découlent du regard que la société porte sur la santé mentale, encore stigmatisée, et sur son soin, avec, en arrière-fond, la figure décriée de la psychanalyse », souligne Jeanne Dupont Deguine, vice-présidente de l’Anemf. « Beaucoup de jeunes en ont une image vieillotte et surannée, qui en serait encore à ce que décrit “Vol au-dessus d’un nid de coucou” [film réalisé en 1975 par Milos Forman sur l’univers de l’hôpital psychiatrique] », regrette Ludovic Gicquel, chef du pôle de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du centre hospitalier Henri-Laborit à Poitiers.

La psychiatrie a été, sur l’année 2020-2021, l’une des spécialités les moins attractives auprès des futurs internes (avec la gériatrie, la santé publique et la médecine du travail), comme le montre le classement des spécialités établi par le site What’s-Up-Doc selon le rang moyen des étudiants aux épreuves de l’internat. Deux tiers des externes pensent d’ailleurs que choisir la psychiatrie revient à faire une croix sur la médecine conventionnelle, indique un sondage mené en 2020 par l’Affep auprès de 800 étudiants de deuxième cycle« C’est un stéréotype très partagé, alors que le bagage somatique est absolument nécessaire et qu’on le met en pratique », oppose Marine Gilsanz.

L’image « dégradée », dont les psychiatres pâtissent autant dans la société qu’auprès des autres médecins, rebute plus de la moitié des étudiants en médecine interrogés dans cette enquête. « Il y a l’idée que le psychiatre serait quelqu’un d’un peu bizarre, qu’il deviendrait fou au contact de ses patients », confirme Déborah Sebbane, de l’AJPJA. Lorsque Matthieu Guillaume a validé ses ECN en 2019 avec un bon classement, à la 684e place, beaucoup de ses camarades ont tenté de le dissuader de choisir la psychiatrie. « Aujourd’hui, on me dit souvent que je ne suis pas vraiment médecin. »

Gwenaëlle Grignon, 28 ans, interne à Angoulême, le constate dans ses échanges avec d’autres spécialistes. « Il y a beaucoup de clichés sur notre profession, jamais remis en cause car on a très peu de cours de psychiatrie et que les stages ne sont pas très accessibles », déplore-t-elle. « La discipline a énormément évolué mais c’est une révolution silencieuse : comment la transmettre quand je n’ai qu’une journée de cours par an pour tous les externes, en cinquième année ? », abonde le pédopsychiatre Ludovic Gicquel.

« Spirale descendante »

La perception d’une spécialité sous-dotée, voire sinistrée, s’est aussi accentuée, décourageant ainsi les futures recrues. Les rapports se succèdent pour alerter sur des services en souffrance, où les soignants courent après les lits disponibles − plus de 30 000 ont été supprimés en service psychiatrique entre 1993 et 2018, estime Emmanuel Vigneron, professeur d’aménagement du territoire et de géographie de la santé. En septembre 2019, un rapport parlementaire livrait le diagnostic alarmant d’une discipline « au bord de l’implosion » où la prise en charge se détériore, abondé par un avis du Conseil économique, social et environnemental (CESE) en mars 2020, dénonçant un « trop long sous-investissement ».

« La psychiatrie sert depuis des années de variable d’ajustement budgétaire dans les hôpitaux. Sauf à avoir une âme de Saint-Bernard, peu de jeunes veulent s’y aventurer », juge Ludovic Gicquel. « C’est un cercle vicieux : plus les conditions matérielles et humaines se dégradent, plus la psychiatrie perd en attrait, et donc plus les services se vident, impactant l’attractivité… On est dans une spirale descendante », s’inquiète Richard Buferne, praticien hospitalier à la Fondation Vallée de Gentilly (Val-de-Marne).

Une situation qui peut se faire sentir dès les premiers stages. Catherine Kasperczyk, interne de 29 ans à Caen, témoigne ainsi d’un mal-être dans certains services, où les étudiants sont amenés à « faire de gros horaires, sans toujours être supervisés », raconte-t-elle : « Les externes qui passent voient que l’interne est très souvent seul de 8 heures à 20 heures, qu’il voit les patients rapidement, parfois obligé de les contentionner car il n’y a pas de soupapes, pas d’activités possibles. Ce n’est pas très attirant : on a tous envie de faire une belle médecine. »

Les effets du Covid

A Caen, cette année, seuls trois internes ont pu être recrutés, sur quatorze places ouvertes. Dans ces cas, « la charge de travail et le nombre de gardes sont démultipliés pour ceux qui restent », observe Marine Gilsanz. Notamment dans les hôpitaux de petites villes universitaires et les établissements de leur périphérie, premiers à pâtir de cette chute nationale. Au centre hospitalier Camille-Claudel d’Angoulême, François Boyer n’accueille, ce semestre, qu’une seule interne dans son service, au lieu de trois. « Cela fait plus de travail pour moi et pour l’étudiante. Avec des effets dominos et un allongement des délais d’attente. »

Pour le territoire, cela laisse, à long terme, peu de chances de recruter. « On voit des médecins partir en retraite et pas de jeunes arriver », résume François Boyer. Avec un âge moyen de 52 ans dans la profession (Drees, 2018), une grande partie des psychiatres raccrochera la blouse blanche d’ici cinq ans, dans un contexte où la pénurie est déjà forte : 20 % des postes en psychiatrie publique étaient vacants en 2011, selon un rapport de la Cour des comptes.

« Certains centres médico-psychologiques sont contraints de tourner avec des intérimaires et sont sous extrême tension », constate Isabelle Secret-Bobolakis, de la Fédération française de psychiatrie. Encore plus depuis la pandémie, qui a vu les demandes de soins psychiatriques exploser, et dont les effets sur la santé mentale des Français pourront se faire sentir à retardement. « La crise du Covid-19 est un détonateur qui met en exergue des défaillances déjà existantes. Elle a remis la santé mentale sur le devant de la scène : il y a un moment à saisir pour revaloriser la discipline », prône l’étudiante Jeanne Dupont Deguine, de l’Anemf, qui réclame une meilleure visibilité de la psychiatrie durant le deuxième cycle d’études et un plus grand accès à un stage.

Une discipline à défricher

Mais le manque criant d’enseignants coince : en 2017, on ne dénombrait que 88 professeurs des universités-praticiens hospitaliers en psychiatrie, soit un pour vingt-cinq étudiants, contre un pour quatre étudiants en cardiologie. « C’est un problème structurel, convient le psychiatre Frank Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie. Le soutien à la discipline universitaire fait partie de notre feuille de route santé mentale. » En matière de revalorisation, la question des rémunérations, en deçà des autres professions libérales médicales, notamment pour la pédopsychiatrie, « est aussi sur la table », assure-t-il, en amont des Assises de la santé mentale.

Les étudiants espèrent des actions pour redorer le blason de leur discipline, aux yeux du grand public et des futurs médecins. « En matière de recherche, il y a beaucoup à découvrir et une vraie carte à jouer, autour notamment de la neurobiologie », fait valoir Matthieu Guillaume, interne à Dijon. Une spécialité transversale, gratifiante aussi : « On s’occupe de patients qui sont délaissés par la société, auprès desquels on a un vrai sentiment d’utilité », dit-il. 

Et avec l’intérêt d’un soin sur le temps long. « Dans certaines spécialités, on fait souvent de la médecine fast-food. Quand j’étais externe en endocrinologie, je m’étais fait engueuler pour avoir écouté un patient trop longtemps et perdu du temps. C’est différent en psychiatrie, estime Gwenaëlle Grignon, qui a aussi été séduite par la dimension sociale de cette discipline. Nous aidons des personnes affectées d’une maladie, qui ne pourra parfois pas guérir, à vivre en société, comme tout un chacun. »

Alice Raybaud

 

Mise en ligne le 18/06/2021 et modifié le 27 juillet à 17:30